Etats de lame
Description
CE QU'ON DEVRAIT SAVOIR?>Je suis depuis si longtemps coincé entre une grenade et une kalachnikov que la violence de leurs aciers est devenue la mienne. Au point de me faire perdre la noblesse de mon fil. Et mon identité. Au point de me faire oublier la lumière du jour, et de me laisser surprendre par elle. Au point de m'étonner qu'une main puisse encore se tendre vers moi. Me caresser. M'empoigner fermement.Déjà je suis bien.Qu'il est doux de se laisser aller au creux d'une paume virile et sûre. De s'abandonner. De se faire guider sans retenue, confiant. De sentir les doigts qui vous touchent, vous découvrent, et vous redonnent la vie. Irréel. Le plaisir revient soudain, presque inattendu. La main qui serre, la pression du doigt. Presque l'ivresse.J'essaie d'imaginer ma nouvelle existence. Je devrais dire notre existence. La mienne, et celle de l'homme à qui j'appartiens désormais. L'union forcément immorale d'un maître éphémère et d'un esclave immortel. J'aime l'immortalité, la violence et la mort. Avec les regards apeurés et les gestes de recul, ils font mon existence même. Sans âme, ni sexe.Une lame.Un couteau.Statiques et meurtriers.Il fait à nouveau très noir.?>LA CIBLE?>Le temps redevient important. Tout redevient important. L'espace, le choix du tissu, le bruit, la chaleur. Le luxe. Après les grenades et les kalachnikovs, je retrouve avec bonheur le confort et la prospérité. Le rythme feutré de la puissante voiture, par exemple, me comble de joie. L'ensemble conforte mes ambitions, et m'aidera à oublier le tiroir dans lequel j'ai moisi pendant des semaines, des mois, des années peut-être. Heureusement, les souvenirs s'effacent déjà alors que je glisse, sans arrêt, d'un coin à l'autre du coffret. De toute évidence, je suis seul. Cela me rassure. Un homme de goût qui se déplace dans une voiture de prix, avec, à portée de main, un couteau de belle taille, a forcément des vices. De ceux qui poussent aussi à collectionner des grenades et des kalachnikovs. Des vices gorgés de sang.Les grands soirs sont revenus.
Pour l'instant, mon seul regret tient à l'absence de cales dans cet espace trop grand pour moi. Le frottement avec ce velours coton très commun, m'échauffe douloureusement. Une épreuve, pour moi, dont le rêve est de reposer sur un coussin de satin, au fond d'un écrin de bois rare. Bel étui, élégant, semblable à ceux dans lesquels sont rangés les armes de duel, les épées, les kandjars et les sabres. Un univers dont sont exclus les poignards de ma génération, et mes frères de chasse.Au moins, consolation, j'appartiens à cette aristocratie. Le sort m'a, en effet, épargné l'outrage de naître couteau à steak ou canif. Canif ! L'échelon zéro de la discipline. Article hybride, asservi par l'étroitesse de ses lames et par la promiscuité imposée. L'idée d'être coincé entre un tire-bouchon et une paire de ciseaux m'est insupportable. Quitte à choisir le rayon utilitaire, j'opterais alors pour être une lime à ongles. Au moins, sont-elles maniées avec délicatesse. Piètre récompense.
La voiture s'est arrêtée.Cette soudaine immobilité s'accompagne d'une certaine gêne, presque d'une angoisse : les minutes, les heures qui vont suivre seront peut-être les dernières. Il se pourrait, en effet, que l'inconnu m'utilise, puis me jette pour assurer son impunité. Qu'il me balance dans une poubelle. Ou, pire, dans l'eau, me condamnant à la rouille, au cancer de l'acier, à la lente désintégration. L'image de mon corps, entièrement recouvert d'une épaisse croûte ocre, est heureusement balayée par un ultime choc. Le coffret, et donc moi, enfermé à l'intérieur, pesons maintenant au bout du bras de l'Homme stylé (mais plein de vices, espérons-le). Très étouffé, le son d'une conversation me parvient. Deux hommes se parlent. Quelques mots sont plus distinctement prononcés : « photos, adresses, discrétion, rapidité et arme ».Je suppose que l'arme c'est moi.De fait, le coffret est mis à l'horizontale et légèrement entrouvert. Là, j'entends mieux, je vais le regretter :— C'est ça que vous appelez une arme ?Dur !— Je vous avais dit que je ne voulais pas de coup de feu...— Je vous préviens, ça risque de faire sauvage.— Pas de problème. N'oubliez pas : si vous remplissez votre part du contrat, j'assumerai la mienne.— J'espère bien ! Gardez le coffret, le voyage sera court...Décidée, une main glisse sur le velours, droit sur moi. Des doigts longs et puissants me couvrent avant de me saisir. Nouvelle main. En trois gestes et deux coups de poignet, je sens que j'ai affaire à un connaisseur. Un adepte, même. Il m'observe, me jauge, un doigt glisse sur les tranchants de ma lame. Puis me prend par la pointe, pour sentir le contrepoids du bois. Je me sens entier. Reconstitué.La chair, le bois, la lame. Trilogie infernale.Un seul mot m'habite encore : « sauvage », il a bien dit que ça risquait d'être sauvage. Avec ce type, on ira loin. Je le sais.Aurais-je trouvé mon maître ?
L'Homme sauvage m'a glissé à l'arrière de sa ceinture, l'acier collé au bas du dos. On est loin du coffret de duel, mais la peau piquée de sueur, souple, jeune et audacieuse, ne me laisse pas indifférent. À peine le temps de fondre nos corps, déjà il s'arrête. Ses doigts glissent sous son blouson et me saisissent. Je retrouve avec plaisir la chaleur de sa paume. Son poignet est sûr et ses doigts fermes. Il fait nuit et frais. Nous sommes devant une maison entièrement plongée dans l'obscurité. C'est la dernière construction de la rue, légèrement en retrait. Une trentaine de mètres de jardin nous séparent de la porte. Je sens une légère hésitation, l'Homme sauvage se retourne plusieurs fois, fait un pas dans l'allée, puis revient dans la rue. Il s'arrête devant trois sacs-poubelle rebondis. Bouffée d'angoisse, j'espère que nous avons la même définition du mot « sauvage », je n'ai pas été usiné avec tant de soin pour crever les poubelles. C'est un boulot de couteau suisse, et encore. Un boulot de gamin, pas pour oi en tout cas. Apparemment le courant passe, puisque l'Homme éventre les sacs à coups de talon. Mais il le fait, preuve que mon intuition était bonne. Il éparpille les ordures à grand bruit, sans avoir peur des conséquences. Aujourd'hui, il faut pourtant compter avec les voisins, parfois armés, et souvent prompts à appeler la police. Ce n'est pas un secret, mais il n'arrête pas l'Homme sauvage. Il s'approche de la maison, et se colle au mur, à droite de la porte d'entrée. Sans bouger. Sa main me retient contre sa cuisse, vigilante. L'étroite fenêtre à gauche de la porte vient de s'éclairer. Nous allons avoir de la visite.La main a légèrement changé d'orientation. Ma pointe se dresse vers le ciel. Ce geste, je l'attendais depuis longtemps ! Je pensais que le plaisir de la chair et du sang, et la jouissance qui l'accompagne ne se présenterait plus. Je suis très excité. Très décidé aussi à aller jusqu'au bout, jusqu'à l'explosion.L'Homme sauvage ne tremble pas. Aucune hésitation.Il est encore plaqué contre le mur lorsque l'étranger passe la porte et s'avance dans l'allée pour chercher à comprendre l'origine du vacarme. Devant les ordures éparpillées, il s'arrête, probablement étonné. Ou inquiet. Mais il ne fait rien. Après quelques secondes, il se retourne et revient vers la maison avec l'élégance d'une star internationale entrant sur un plateau de cinéma. La lumière de la maison l'empêche de voir son public, l'Homme sauvage et moi, collés au mur. Encore dix mètres, à peine. Je sens les doigts qui m'enserrent se durcir. L'étranger va entrer dans la maison, il y est presque lorsque l'Homme sauvage sort de l'ombre. Il pousse brutalement l'étranger à l'intérieur de la maison, et referme la porte d'un coup de talon.Ma lame écrase sa joue, très fort, première coupure.Ces quelques gouttes de sang chaud servent de préliminaires au déferlement. Je ne fais plus qu'un avec la main de l'Homme sauvage, et, au-delà, plus qu'un avec son bras, son épaule, son torse. Chacun de ses muscles se prolonge en moi. Seul l'étranger nous sépare. Mais tellement près que, déjà, il fait partie de nous. Quand la main de l'Homme sauvage aura pris son élan, quand elle se lèvera, haut, et retombera avec violence pour me planter...
Détails
Auteur: Pascale Fonteneau
Editeur: Editions du Masque
Collection: MASQUE
Format: Poche
Presentation: Broché
Date de parution: 16 Janvier 2008
Nombre de pages: 188
Dimensions: 11 x 17,8 x 1
Prix publique: 7,01 €
Information complémentaires
Classification: Littérature générale > Romans et nouvelles de genre > Romans policiers
Code Classification: 3435 > 3445 > 3448
EAN-13: 9782702433881
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